Dé-maternité : comment je t'ai eu, comment je t'ai perdu

En cette veille de la fête des Mères, un texte que j’ai écrit un an après le départ de mon fils.

Dé-maternité

Un jeudi froid, dernier jour de novembre, 17 h 30. Tu as hurlé d’indignation quand on t’a extirpé de force de mes entrailles dont tu n’avais pas voulu sortir par toi-même.

Vingt-cinq ans.

Durant le dernier trimestre de ma grossesse, nous avons tranquillement préparé ta venue dans notre maison et dans ce monde. Avec deux grands frères, nous avions déjà tout pour toi. Il fallait simplement ressortir les boîtes où tout était classé par ordre de taille. Suspendre un à un les petits pyjamas dans la penderie. Disposer les gilets de corps dans les tiroirs. Attendre ton arrivée.

Dans la dernière semaine précédant ton arrivée au monde, la fébrilité à la maison est devenue palpable. Tu devais arriver plus tard, aux premières neiges de décembre. Or, par deux fois déjà, j’avais dû être hospitalisée, rongée par des haut-le-cœur qui avaient déclenché prématurément le travail. En autant de fois, les médecins avaient réussi à retarder l’échéance. Tes grands frères étaient inquiets : même si je leur expliquais ton arrivée imminente, cette notion leur échappait complètement. Une seule chose, immuable à leurs yeux, leur importait : pouvoir se blottir dans mes bras, où ils se sentaient en sécurité.

Jour J. Fermement attachée en croix aux appuie-bras de la table d’opération, le bas du corps échappant totalement à mon contrôle, le ventre béant, il ne me restait que mes yeux pour t’admirer. Un tout petit paquet, si minuscule! La peau mauve, encore gluante de vernix caseosa. Les yeux fermés incapables d’absorber une lumière si violente. Mais surtout, une bouche édentée, grande ouverte, par laquelle tu t’égosillais de tous tes poumons neufs, sans même donner l’impression d’apprécier les draps de finette chauds dans lesquels on t’avait emmailloté. Malgré les résidus utérins, malgré les cris stridents, existe-t-il plus belle chose au monde que les toutes premières minutes d’un être humain?

Ton arrivée à la maison a donné lieu à des réactions tellement contradictoires! L’aîné? Fou de joie quand il a compris qu’on t’avait bel et bien ramené de l’hôpital. Le cadet? La réaction fut violente : il a tellement eu peur de perdre notre amour, sa place, bref, son monde qu’il en a perdu le souffle. Cinq longues journées d’hospitalisation pendant lesquelles j’ai craint le pire. Pendant que ton « moyen grand frère » angoissait silencieusement sous sa tente à oxygène, je te gardais avec moi la nuit dans mon lit, pour ne pas malmener la cicatrice qui me barrait douloureusement le bas-ventre.

Avoir un enfant en 1989, c’était aussi une opération hautement administrative, pour officialiser son arrivée dans la société. Papiers d’hôpital. Attribution d’un nom. Extrait de naissance. Baptême. Assurances. Des détails en apparence anodins, mais si importants! C’est à cette étape que tu as reçu le prénom Francis. Ce prénom allait prendre une grande signification dans notre famille, dans notre histoire et dans notre cœur.

Un quart de siècle.

Un lundi matin glacial de mars, deux jours après l’équinoxe printanier, 5 h. J’ai hurlé quand ton père m’a annoncé au téléphone qu’il venait de te retrouver, mort.

« Il est à l’hôpital, dans une chambre gardée par un policier. Tu peux aller le voir si tu veux, mais crois-moi, je ne te le conseille pas. Il est vraiment magané. » Et je n’avais aucune peine à le croire, me rappelant les [séquelles]* de ta dernière tentative, qui avaient perduré de longues semaines. Je n’avais aucune envie de te voir [dans cet état]* . En refusant que cette vision d’horreur hante le reste de mes jours, je me suis probablement condamnée à m’en vouloir éternellement d’avoir été aussi lâche : n’aurais-je pas dû tasser la grande faucheuse et te serrer une dernière fois dans mes bras, en bonne mère aimante? J’ai plutôt choisi de te laisser seul dans cette chambre gardée par un policier. Aussi seul que tu devais te sentir ce dimanche matin, quand, à l’insu de tous, […]* tu as jeté un ultime regard sur le monde [et as posé ce geste fatal]*.

La première nuit après ton départ, chacun dans notre chambre, nous laissions malgré nous nos pensées lutter férocement contre le sommeil, envahies qu’elles étaient par les questions : Pourquoi, avec un grand P? Qu’avions-nous manqué? Qu’avions-nous fait pour en arriver là? Comme si répondre à ces questions avait pu garantir ton retour! Des pleurs éperdus, désespérés, m’ont tirée de mon lit, là même où j’avais appris l’impensable moins de vingt-quatre heures plus tôt. Je me suis précipitée dans ta chambre, où ton frère aîné s’était installé, après avoir insisté pour dormir dans ton lit. Là, dans tes draps, dans ton odeur, une puissante vague de réminiscence l’avait submergé pour lui rappeler crûment l’indélébilité de ton absence. À la vue de ce fils suffoquant de douleur, secoué par les hoquets et gémissant comme une bête frappée à mort, j’étais désemparée. Sans voix. Tout ce que j’ai trouvé à faire pour le consoler a été de m’étendre contre lui, pour le serrer bien fort contre moi… pour bientôt sentir ma benjamine se glisser à son tour derrière moi et sangloter dans mon cou. Enlacés comme un tout larmoyant, nous avons ouvert les valves de notre peine en t’implorant de revenir. Notre famille était désormais amputée d’un membre. La perte était irrémédiable. Et la douleur, lancinante.

Si, le premier soir, nous nous étions retrouvés complètement groggy autour de la table de cuisine, dès le lendemain, mardi, et malgré le déficit de sommeil, une véritable ruche s’est activée. Les funérailles auraient lieu le samedi suivant : il fallait donc penser à tout. Les invitations. Le buffet. Les photos. L’hommage. Les fleurs. Les pleurs. Les peurs. Tes frères et ta sœur, aidés d’amis, ont plongé tête première dans l’organisation. Ils préféraient, et de loin, s’activer, pour essayer d’oublier le pire qui venait de se produire. Mais plusieurs fois, par jour, ils me prenaient dans leurs bras, pour étouffer l’inéluctable, certes, mais aussi, simplement pour trouver un vestige d’un monde qui avait déjà été heureux.

Une fois le brouhaha des funérailles dissipé et les gens retournés à leurs occupations, j’ai dû me résoudre à vider les tiroirs et les penderies. Un à un, je décrochais de la penderie les chandails et les pantalons, les chics comme les déchirés, si chers à tes fins de semaine. J’ai vidé les tiroirs des sous-vêtements. Les placards de tes manteaux et de tes souliers. J’ai tout déposé dans des sacs et des cartons, que j’ai abandonnés au comptoir familial du coin. Ta chambre a été vidée, tout comme tes boîtes au sous-sol. Ton tiroir de classeur, soigneusement trié. Les papiers importants, reclassés. Le reste, éliminé.

Perdre un enfant en 2015, c’est le faire mourir une deuxième fois en se présentant chez le notaire pour en revenir avec un papier permettant d’effacer toute trace de sa présence administrative de la société. Il faut chercher un testament. Régler les dettes. Vendre la voiture. Préparer la dernière déclaration de revenus pour ensuite demander une quittance à la Reine et aux Patriotes. Répartir les biens. Un cours accéléré de succession et de gestion de patrimoine. Sauf qu’à 25 ans, le patrimoine se résume à bien peu de choses : il serait parfaitement plausible de conclure qu’à cet âge, le sentiment de perte est inversement proportionnel à la valeur des actifs.

Big bang initial, big bang final.

Tu es apparu d’une façon bien étrange dans ce monde. Ce n’est qu’à la fin du quatrième mois que j’ai découvert que j’étais enceinte. Ton arrivée n’était absolument pas prévue, mais j’étais bien contente d’apprendre, du jour au lendemain, qu’un autre petit être allait s’ajouter à ma famille. En regardant avec inquiétude mes deux enfants, très jeunes, les gens me demandaient : «C’est un accident? » Je les rassurais aussitôt : bien sûr que non! Et là, j’avais droit à des félicitations.

Bientôt un an que tu es parti. J’ai encore l’impression qu’à tout moment, tu vas ouvrir la porte et entrer, impétueux, insistant, présent. « Salut m’man! Qu’est-ce qu’on mange? » Mais ces images n’existent que dans ma tête. Le jour. La nuit, tu t’obstines à faire acte d’absence dans mon univers onirique. Les gens me parlent peu de toi. Mal à l’aise. Ceux qui ignorent les circonstances de ton départ me demandent : « C’était un accident? » Si je me suis longtemps sentie coupable de ne pas t’avoir vu venir à ta conception, je me sens encore plus coupable aujourd’hui de ne pas avoir senti, ressenti ou pressenti ton départ. Je me sens coupable de t’avoir fait confiance. Tu m’as trahie Francis. Tu m’avais promis que jamais…

Je t’ai donné la vie.

Tu n’en voulais plus, tu me l’as rendue.

*ce passage a été modifié conformément aux conditions d’utilisation du forum.

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@Martine_L ,

Votre texte est renversant et touchant. Nous sentons tout l’amour de la mère que vous êtes pour vos enfants et que vous êtes encore pour ce fils décédé. Chaque détail de sa naissance et de son arrivée, de votre vécu personnel en lien avec son existence, de vos chemins qui se sont croisés, démontre que ces souvenirs seront toujours présents dans votre cœur. De votre récit émane tout l’amour que vous portez à vos enfants. Il est chanceux de vous avoir eu comme maman.

Les bons souvenirs que vous avez de votre fils permettent de garder en tête les éléments positifs de votre histoire partagée. En même temps, il est normal que ces mêmes souvenirs soient aussi source de mélancolie. Écrire est une façon que certaines personnes utilisent pour libérer leurs émotions et rendre hommage à ce vécu, donner du sens. Vous le faites très bien.

Malgré tout, rappelez-vous que ni vous, ni personne dans votre entourage n’est responsable de la mort de votre fils, des paroles qui ont été ou non prononcées avant son départ.

Chose certaine, votre poésie est porteuse et nous ne pouvons que vous encourager à continuer d’écrire si cela vous fait du bien. Vous avez un talent immense pour l’écriture.

Prenez bien soin de vous, :orange_heart:

Stéphanie
Équipe de modération

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